Synthesis, vol. 28, no. 1, e101, febrero-julio 2021. ISSN 1851-779X
Universidad Nacional de La Plata
Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación
Centro de Estudios Helénicos

Dossier: Ritualidad en Eurípides

“Dionysos entre Bacchantes et Grenouilles”: petite histoire d’une dispute philologique, avec une proposition pour aller au-delà

Rossella Saetta Cottone

Centre Léon Robin, Sorbonne Université, Francia
Cita recomendada: Saetta Cottone, R. (2021). “Dionysos entre Bacchantes et Grenouilles”: petite histoire d’une dispute philologique, avec une proposition pour aller au-delà. Synthesis, 28(1), e101. https://doi.org/10.24215/1851779Xe101

Résumé: Dès le début des années 60 du siècle dernier, plusieurs philologues se sont penchés sur la présence de parallélismes significatifs entre la représentation de Dionysos qu’offrent les Bacchantes d’Euripide et celle qui est au cœur des Grenouilles d’Aristophane, des parallélismes que la chronologie relative de ces deux pièces a sans doute contribué à souligner. Ces données ont été interprétées de différentes manières, étant le plus souvent mises sur le compte du mythe auquel les deux pièces se réfèrent ou de la parodie comique de la tragédie. Dans ce qui suit, je souhaite reconstituer les étapes principales de ce débat, tout en y apportant ma contribution. L’hypothèse que je soutiendrai est que les parallélismes identifiés par les chercheurs sont à comprendre dans le cadre d’une rivalité poétique inter-générique entre Euripide et Aristophane. Dans cette perspective, le fait que Dionysos soit le protagoniste des deux pièces ne peut pas être dissocié de sa fonction comme représentant de deux conceptions antagonistes du théâtre. Ces dernières s’expriment notamment par le moyen du travestissement dans le cadre des scénarios initiatiques qui concluent les Bacchantes et ouvrent les Grenouilles.

Mots clés: Bacchantes, Grenouilles, Dionysos, Rivalité, Initiation, Travestissement.

«Dionysus between Bacchae and Frogs»: a short history of a philological dispute, with a proposal to go beyond

Abstract: Since the beginning of the sixties of the last century, several philologists have studied the presence of significant parallels between the representation of Dionysus offered by Euripides' Bacchae and that which is at the heart of Aristophanes' Frogs, parallels that the relative chronology of these two plays has undoubtedly helped to underline. These data have been interpreted in different ways, being most often put on the account of the myth to which the two plays refer or of the comic parody of the tragedy. I propose to reconstruct the main stages of this debate, while making my own contribution. My hypothesis is that the parallels identified by the researchers are to be understood within the framework of an inter-generic poetic rivalry between Euripides and Aristophanes. In this perspective, the fact that Dionysus is the protagonist of both plays cannot be dissociated from his function as representative of two antagonistic conceptions of theater. The latter are expressed in particular by means of transvestism in the initiatory scenarios that conclude the Bacchae and open the Frogs.

Keywords: Bacchae, Frogs, Dionysos, Rivalry, Initiation, Cross-dressing.

Passages parallèles

Le coup d’envoi de la dispute philologique qui fait l’objet de mon étude fut donné par un célèbre article de Charles Segal (1961) qui avançait l’idée d’une relation probable (par-delà leur opposition) entre le Dionysos attique et comique d’Aristophane et celui, étranger et orgiastique, d’Euripide, les deux représentations trouvant leur origine, d’après le chercheur, dans un souci semblable suscité par le déclin de la croyance au pouvoir du dieu et l’affaiblissement des mythes (p. 228-230).1 À peu près à la même époque, Jean Carrière (1966) tentait de montrer la présence dans les Grenouilles d’une référence explicite, voire d’une parodie, des Bacchantes. Sa contribution principale à la question consistait en l’analyse d’une série de passages des Grenouilles, où il serait possible d’admettre une référence au texte des Bacchantes. Voici ses propositions les plus significatives:2

1) Grenouilles 66-67

ΔΙ. Τοιουτοσὶ τοίνυν με δαρδάπτει πόθος
Εὐριπίδου.
ΗΡ. Καὶ ταῦτα τοῦ τεθνηκότος;

Dionysos. Eh bien, c’est un désir pareil qui me dévore pour Euripide.
Héraclès. Oui-da, pour ce mort? (trad. Van Daele).

Si, à la différence de Van Daele, on considère le τοῦ comme un déterminant, ce qui paraît tout à fait conforme à son emploi dans la langue d’Aristophane, alors on pourrait voir ici une allusion implicite à Euripide, le fils du poète tragique, que la scholie à ce vers indique comme le metteur en scène de la trilogie comprenant les Bacchantes, l’Iphigénie à Aulis et l’Alcméon, produite à Athènes après la mort du poète. La réponse d’Héraclès donnerait donc: «Et cela pour celui qui est mort?» (par opposition au jeune Euripide qui, lui, est vivant). Comme Carrière l’a observé, l’allusion au jeune Euripide pourrait être due à sa mise en scène récente des drames posthumes de son père.

2) Au v. 100, Dionysos évoque l’image χρόνου πόδα, «pied du temps», attestée au v. 889 des Bacchantes,3 comme exemple du caractère γόνιμον, «fécond», de la poésie d’Euripide (cf. v. 311 où Xanthias reprend la même image). À noter que dans une pièce d’Euripide plus ancienne, l’Alexandros, représentée aux Grandes Dionysies de 415 av. JC, on retrouve l’expression similaire καὶ χρόνου πρὄβαινε πούς, «et le pieds du temps a marché» (fr. 1 J.-V. L.), que la scholie au vers 100 des Grenouilles indique comme source de la parodie d’Aristophane. On peut observer toutefois que le texte des Bacchantes présente une image identique à celle des Grenouilles.

3) Dans la parodos, la danse des Initiés en l’honneur de Iacchos, le Dionysos du rite éleusinien, est décrite en des termes semblables à ceux qu’utilise Cadmos pour décrire le rite bachique auquel il s’apprête à participer avec Tirésias:4

Γόνυ πάλλεται γερόντων·
ἀποσείονται δὲ λύπας
χρονίους τ' ἐτῶν παλαιῶν ἐνιαυτοὺς
ἱερᾶς ὑπὸ τιμῆς (Gren. 345ss.)

Le genou des vieillards s’agite. / Ils secouent leurs ennuis / et les longues périodes de
leurs vieux ans, / par l’effet de la sainte fête.


Κα. ποῖ δεῖ χορεύειν, ποῖ καθιστάναι πόδα
καὶ κρᾶτα σεῖσαι πολιόν; ἐξηγοῦ σύ μοι
γέρων γέροντι, Τειρεσία· σὺ γὰρ σοφός (Bacch. 184-186)

Cadmos: Où devons-nous aller danser et prendre place?
où faut-il agiter notre tête chenue? Tirésias, instruis
mon grand âge, ô vieillard si sage!

4) Toujours dans la parodos, lorsqu’il évoque Iacchos, le chœur souligne sa capacité à accomplir sans fatigue des tâches physiques considérables, un topos récurrent dans les Bacchantes où il se trouve associé à Dionysos :

καὶ δεῖξον ὡς ἄνευ πόνου
πολλὴν ὁδὸν περαίνεις
Ἴακχε φιλοχορευτά συμπρόπεμπέ με. (Gren. 401-403)

Et montre que sans fatigue / tu sais achever une longue route. / Iacchos, ami de la
danse, escorte-moi.


Κα. γέρων γέροντα παιδαγωγήσω ' ἐγώ;
Τε. ὁ θεὸς ἀμοχθεὶ κεῖσε νῶιν ἡγήσεται. (Bacch. 194 (cf. v. 614)

Cadmos: Serai-je, moi, vieillard, le guide d’un vieillard?
Tirésias: Le dieu nous mènera jusque-là sans fatigue.

5) Dans les deux pièces, le personnage de Dionysos réagit avec fermeté aux mauvais traitements qu’on veut lui infliger à l’instar d’un esclave ou d’un malfaiteur:

ΔΙ. Ἀγορεύω τινὶ
ἐμὲ μὴ βασανίζειν ἀθάνατον ὄντ' · εἰ δὲ μή,
αὐτὸς σεαυτὸν αἰτιῶ. (Gren. 628b-630a)

Dionysos (à Éaque): Je défends à qui que ce soit de me mettre à la question; je
suis un immortel. Autrement, ne t’en prends qu’à toi-même.


ΔΙ. Στείχοιμ' ἄν · ὅ τι γὰρ μὴ χρεών, οὔτοι χρεὼν
παθεῖν. Ἀτάρ τοι τῶνδ' ἄποιν' ὑβρισμάτων
μέτεισι Διόνυσός σ', (Bacch. 515-517a)

Dionysos (à Penthée): J’irai sans crainte, car, ce traitement indigne de moi, je ne
dois pas le souffrir en effet. Mais, sois-en sûr: vengeur de cette ignominie,
Dionysos te punira.

Quelques années plus tard, Raffaele Cantarella (1974), en commentant les observations du philologue français, a proposé quelques nouveaux rapprochements, qui sont venus enrichir ce dossier. En particulier, il a remarqué comment la revendication plaisante de sa filiation par le Dionysos des Grenouilles (v. 22: «Moi, Dionysos, fils du Pot-de-vin»; cf. v. 631) pourrait parodier les nombreuses affirmations de sa filiation divine par le Dionysos des Bacchantes (v. 1: «Me voici, fils de Zeus, sur la terre thébaine», cf. 27, 84s., 366, 417, 466, 725, 859, et aussi 242s., 286ss., 522-524, 550, 581, 603, 1341s., 1349). Par ailleurs, le chercheur a mis en évidence un certain nombre d’analogies thématiques et structurelles entre les deux pièces, notamment:

  1. 1. la présence dominante du personnage de Dionysos en fonction de protagoniste;
  2. 2. le thème du salut de la ville: dans les Bacchantes, il conduit Cadmos et Tirésias à adhérer aux rites bachiques (v. 360; cf. v. 806, 965) et Penthée à se mobiliser contre le dieu (v. 216); dans les Grenouilles, il est évoqué par le chœur des Initiés (v. 379ss.) et joue un rôle important dans le jugement final de Dionysos;
  3. 3. le thème de la métamorphose et du travestissement, les changements de déguisement de Dionysos-Héraclès dans la première partie des Grenouilles ainsi que la versatilité extrême de son caractère pouvant faire écho aux métamorphoses du dieu et au travestissement par lequel il prend possession de Penthée dans les Bacchantes.

D’après Cantarella, le sens de la référence serait d’opposer au Dionysos des Bacchantes, dieu de l’irrationnel et de l’ivresse, par rapport auquel Euripide aurait pris ses distances,5 un Dionysos dieu du théâtre, soucieux du salut de la ville. Dans cette représentation du dieu comme le patron du théâtre, qui par son choix sauve la cité, Aristophane rejoindrait Euripide, tout en recueillant son héritage (p. 310).

La chronologie

Par ailleurs, l’article de Cantarella a contribué à établir la relation chronologique entre la date de production des Grenouilles et celle des Bacchantes, dont nous savons qu’elles furent représentées de façon posthume, au concours des Grandes Dionysies. Notre source à ce propos, la scholie au vers 67 des Grenouilles déjà évoquée, porte en effet la mention ἐν ἄστει, se référant manifestement aux représentations qui avaient lieu dans le théâtre de Dionysos: «Après la mort d’Euripide, son fils du même nom fit représenter à Athènes (ἐν ἄστει) Iphigénie à Aulis, Alcméon, Bacchantes. La trilogie obtint le premier prix».6

Concernant la date de la mort du poète, les témoignages sont fragmentaires. La Vie d’Euripide7 nous informe qu’au proagôn des Dionysies d’une année non identifiée (en mars donc), Sophocle se présenta habillé d’un himation noir et introduisit son chœur et ses acteurs sans guirlandes, en signe de deuil pour la mort du poète. La même source nous dit qu’au moment de sa mort, Euripide se trouvait à la cour du roi Archélaos, en Macédoine. Le terminus ante quem de cet épisode est donc la mort de Sophocle; le terminus post quem le départ d’Euripide pour la Macédoine. Étant donné que Sophocle meurt avant la représentation des Grenouilles,8 donc avant le mois de janvier 405,9 et que, d’autre part, le départ en Macédoine d’Euripide eut probablement lieu en 408, après sa dernière participation à un concours dramatique à Athènes,10 l’épisode relaté par la Vie d’Euripide doit être situé dans le cadre des Dionysies de 406.11 Il est par ailleurs vraisemblable que la mort du poète soit intervenue entre la fin de 407 et le début de 406.

Se fondant sur ces données, Cantarella a soutenu l’hypothèse, avancée par Murray12 et par Carrière,13 selon laquelle les Bacchantes, composées en Macédoine, furent mise en scène à Athènes, aux Dionysies de 406. Répondant aux chercheurs, aujourd’hui majoritaires,14 qui déjà à son époque pensaient plutôt aux Dionysies de 405,15 car ils intégraient dans leur calcul le temps nécessaire à la préparation scénique de la pièce, Cantarella a rétorqué que même si l’on accepte la date de 405, Aristophane, composant les Grenouilles dans la deuxième moitié du 406, a pu avoir connaissance des Bacchantes et des autres tragédies en préparation. Pour lui, rien n’empêche de penser que le manuscrit des Bacchantes était parvenu à Athènes avec la nouvelle de la mort du poète, soit peu de temps avant le proagôn des Dionysies de 406, et d’ailleurs —renchérit-il—, le fils d’Euripide avait dû présenter les manuscrits à l’archonte éponyme pour demander l’attribution d’un chœur; cette démarche avait lieu le mois après les Dionysies de l’année précédant la représentation, ce qui nous amène en mai 406. Selon Cantarella, tous ces éléments confirment qu’Aristophane connaissait bien les Bacchantes au moment où il composait les Grenouilles.

Anomalies structurelles et histoire de la composition

Le débat sur la relation entre les Grenouilles et les Bacchantes a été rouvert quelques années plus tard par James Thomas Hooker (1980), un élève de Webster, dans un article sur la composition des Grenouilles, qui explique les particularités structurelles de la pièce d’Aristophane à la lumière de sa relation supposée avec la tragédie d’Euripide. Dans sa perspective, les éléments de nouveauté de la pièce témoigneraient d’un processus de composition en devenir, fortement influencé par l’actualité théâtrale, notamment par l’arrivée, à Athènes, du texte des Bacchantes.16 D’après son analyse, au delà des anomalies structurelles le plus souvent soulignées par les interprètes, à savoir que la parabase précède l’agôn et que les courtes scènes qui normalement suivent la parabase se trouvent ici placées avant cette dernière, il y a lieu de remarquer une analogie frappante entre l’évolution du chœur des Initiés et celle de l’intrigue dans son ensemble, aussi étranges l’une que l’autre. Dans les deux cas, une idée affirmée dans la première partie de la comédie est abandonnée dans la seconde partie pour être reprise dans le final. Ainsi, le chercheur souligne que la personnalité du chœur d’Initiés, fortement marquée dans la parodos et dans la parabase, est ignorée au cours du grand agôn, et enfin évoquée à nouveau par Pluton dans l’exodos, à travers la mention des torches des Initiés qui vont accompagner le poète victorieux vers la lumière; de même, le projet de ramener Euripide parmi les vivants, par lequel l’action démarre, est développé tout au long de la catabase, puis oublié pendant le déroulement de l’agôn, enfin réactivé au terme de l’agôn (v. 1414-1419), lorsque Pluton demande à Dionysos qui hésite à choisir un poète : «Alors tu ne feras rien de ce pourquoi tu es venu?». D’après Hooker, ces éléments montrent que le conflit littéraire n’est pas bien intégré dans l’intrigue. La présence d’un second prologue17et l’issue sans résolution de l’agôn ne feraient que souligner cet état des choses. Nous aurions là la trace de l’évolution du projet comique d’Aristophane, depuis sa conception jusqu’à sa réalisation, post mortem Euripidis. Aussi, suivant son hypothèse, le plan original de la comédie comprenait seulement un agôn poétique entre Euripide et un rival (Eschyle ou un autre poète) et le chœur des Grenouilles parodiant la poésie nouvelle. La catabase de Dionysos et le chœur des Initiés auraient été introduits après la mort d’Euripide et avec l’arrivée des Bacchantes à Athènes, que Hooker qualifie d’épisode «impressionnant», capable de faire sortir Euripide de sa tombe. Cela expliquerait pourquoi les analogies entre les deux pièces relevées par les philologues, notamment par Carrière et Cantarella concernent toutes la catabase (Hooker, p. 179). La connexion qu’établit la scholie au vers 67 entre la mort d’Euripide et la mise en scène de ses pièces posthumes confirmerait cette hypothèse, de même que les assez nombreux exemples d’intégration, par une comédie ancienne, de matériaux tirés de tragédies mises en scène récemment ou non encore représentées.18

L’analyse de Hooker a été rejointe par celle de Carlo Corbato (1990): d’après ce chercheur, la première partie des Grenouilles, qui décrit la catabase de Dionysos, est inspirée des Bacchantes, alors que l’agôn littéraire pourrait avoir été composé sans connaissance de la tragédie posthume d’Euripide. Par ailleurs, Corbato a noté que le chœur principal des Grenouilles, composé d’Initiés aux mystères d’Éleusis,19 pourrait parodier le chœur des suivantes de Dionysos, qui possède lui aussi des traits mystiques marqués. Si le titre de la comédie est tiré, de manière totalement inattendue et inhabituelle, du chœur secondaire, cela pourrait signifier qu’Aristophane a joué sur l’assonance entre Ba-trachoi et Ba-kchai.

La tentative la plus récente de lire les Grenouilles comme une réponse aux Bacchantes est venue de Maria Tasinato (2003), philosophe de l’art spécialisée dans l’étude de la poétique des œuvres. Le présupposé de départ de sa lecture est que les Bacchantes et les Grenouilles sont deux déclarations de poétique, et que la seconde répond à la première. Ainsi, d’après elle, l’enjeu des Grenouilles n’est pas un conflit entre Eschyle et Euripide, tragédie ancienne et tragédie nouvelle, mais une guerre acharnée entre Aristophane et Euripide, comédie et tragédie. Comme dans les études précédentes, nous voyons émerger à nouveau l’idée selon laquelle le propos des Grenouilles serait de répondre aux Bacchantes.

En ce qui concerne les Bacchantes, suivant les lectures «métathéâtrales» d’Helen Foley (1980), de Charles Segal (1982) et d’Anton Bierl (1991), Tasinato considère que la représentation du pouvoir invincible de Dionysos renvoie réflexivement à celle du théâtre, sa vengeance prenant la forme d’une pièce dans la pièce. Ainsi, d’après sa reconstruction de la mise en abîme, Penthée et les femmes thébaines représenteraient respectivement le mauvais spectateur et les mauvais acteurs, puisqu’ils ne se soumettent à Dionysos que par l’intervention du dieu, donc sous la contrainte. À la réciprocité du regard entre acteur et spectateur, parfaitement illustrée par le serviteur du dieu, quand il raconte avoir été initié par Dionysos les yeux dans les yeux (v. 470: ὁρῶν ὁρῶντα), ferait écho la totale dissymétrie du regard recherchée par Penthée, le roi acceptant de se travestir pour voir sans être vu, comme un voyeur. La fin tragique de Penthée témoignerait de la victoire du dieu de l’illusion sur tous ceux qui tentent de lui résister.

À partir de là, Tasinato lit la première partie des Grenouilles, notamment les vers programmatiques de la parodos sur le spoudaion et le geloion (v. 389-397), comme une réplique à la déclaration de poétique qui serait contenue dans les Bacchantes: Aristophane se proposerait par là de ridiculiser la puissance du Dionysos de son rival et de son théâtre de l’illusion, tout en montrant que l’enjeu est pour lui de toute autre nature, englober la tragédie dans la comédie.20

Quant à l’intrigue comique, la chercheuse reprend les observations de Cantarella et de Corbato, en les approfondissant:

1) Le Dionysos déguisé en Héraclès des Grenouilles évoque intentionnellement l’Etranger des Bacchantes, par l’ambivalence de son aspect. Mais, à la différence de ce dernier, qui dirige l’intrigue en fonction de metteur en scène, le Dionysos comique ne serait pas capable de maîtriser quoi que ce soit, pas même le rôle d’Héraclès qu’il s’est assigné lui-même, le travestissement d’Héraclès se retournant contre lui, comme pour Penthée.

2) Le monstre infernal, Empuse, que Xanthias feint de rencontrer pour effrayer Dionysos, pourrait caricaturer les apparitions évanescentes contre lesquelles Penthée s’acharne en croyant égorger l’Etranger (v. 629-631). Mais alors que dans les Bacchantes les métamorphoses et les spectres sont l’œuvre et font le jeu de Dionysos, dans les Grenouilles toutes ces fantasmagories sont complètement étrangères au dieu, qui en a peur.

3) Pour finir, Tasinato réitère l’hypothèse de Corbato selon laquelle le double chœur des Grenouilles pourrait vouloir ridiculiser le double chœur des Bacchantes.

Les partisans du mythe

L’avis des chercheurs que je viens d’évoquer ne fait pas l’unanimité.

Ainsi, selon Kenneth Dover (1994, p. 38, n. 2), les rapports textuels entre les Bacchantes et les Grenouilles relevés par Cantarella sont à mettre sur le compte des rapports thématiques qui lient ces deux pièces, notamment du fait que dans les deux cas, le chœur révère Dionysos. De même, les autres analyses qui traitent les Grenouilles comme une réponse aux Bacchantes oublient que dans une certaine mesure toutes les comédies et tragédies sur Dionysos composées au cours du Vème siècle pourraient être traitées chacune comme une réponse à l’autre, si seulement nous les connaissions. En conclusion, Dover note que les deux poètes travaillaient dans le cadre de conceptions traditionnelles de Dionysos, attestées par la littérature et par l’iconographie. Le fait que les deux pièces aient été conçues pratiquement au même moment ne serait qu’une coïncidence, dont le principal intérêt serait d’avoir stimulé la réflexion sur la nature de la théologie grecque (ibidem).

Dans la continuité de Dover, Xavier Riu (Lanham, 1999) refuse l’hypothèse de Cantarella, non sans la prendre très au sérieux, comme cible polémique de son travail sur la présence du dionysisme dans la comédie ancienne.

Son idée de départ est que les Grenouilles et les Bacchantes sont une bible du dionysisme dans sa double version, comique et tragique.

Toutefois, Riu ne suit pas ceux qui pensent que les Grenouilles contiennent une réponse aux Bacchantes. S’il est persuadé qu’Aristophane a connu la pièce d’Euripide, et que des contacts entre les deux œuvres existent, il estime qu’ils ont été mal interprétés. Pour lui, il ne s’agit pas de références qu’une pièce ferait à l’autre, mais les deux auteurs ont travaillé avec un matériau traditionnel commun, c’est-à-dire un Dionysos solitaire. Comme pour Dover, les analogies entre les deux pièces n’auraient pas leur origine dans l’histoire mais dans la tradition religieuse et culturelle.

En ligne avec ces présupposés, Riu lit les Grenouilles comme une combinaison de thèmes dionysiaques tournés en comédie. Deux procédés permettant la transformation comique de Dionysos seraient à l’œuvre tout au long de la pièce: le renversement des pouvoirs du dieu et leur traduction en termes humains. Ainsi, Dionysos, qui d’habitude est jeune et rajeunit les vieux,21 ici vieillit en écoutant les grossièretés de Xanthias (16-18); lui qui d’habitude induit le renversement des rôles sociaux voyage à pied alors que son esclave va à dos d’âne (prologue); lui qui d’habitude suscite le pothos est saisi de passion pour Euripide (66-67); lui qui normalement est escorté par des bêtes a peur des animaux (144-145); enfin, son amour de la paix devient lâcheté (479 ss.). La parabase défendrait le même principe de renversement, en l’appliquant à la cité: celle-ci devrait se servir des citoyens dont elle ne se sert pas actuellement et rejeter les autres; de même, les esclaves qui ont combattu pour Athènes devraient obtenir la citoyenneté. Quant à l’agôn poétique, il serait lui aussi orienté par le principe du renversement. Reprenant l’idée de Cantarella (1974), qui établit un lien entre la capacité qu’a ce Dionysos de se métamorphoser et son agilité intellectuelle, Riu avance l’hypothèse que le jugement contradictoire de Dionysos est en relation avec son caractère instable et changeant tel qu’il est souligné partout dans la pièce. À son avis, les critiques se sont trop focalisés sur le jugement final, alors que c’est le manque de jugement de Dionysos qui mériterait d’être souligné, partout dans les Grenouilles. Du prologue à la joute poétique, en passant par la parabase, le thème unique de la pièce serait donc le renversement. Riu est d’ailleurs prêt à admettre, avec Segal (1961; cf. Habash 2002), que l’unité de la pièce est donnée par le caractère et par le culte de Dionysos, compte tenu du fait que le prologue est centré sur la figure de Dionysos, avec ses caractéristiques divines, et la deuxième partie de la pièce sur le dieu comme patron de la comédie et de la tragédie. Mais il refuse énergiquement l’autre idée de Segal, pour qui la pièce est en elle-même un processus d’amélioration du dieu, presque une initiation, qui le conduirait à résoudre ses problèmes d’identité et à devenir un meilleur critique.22 Cette idée n’a pour lui pas de sens, parce que le dieu qu’Aristophane nous montre n’est pas un dieu dégénéré, mais un dieu bouffon, un dieu de comédie.

Initiation et structure déviante

Contrairement à Riu, je crois qu’un schéma initiatique est bien présent dans les Grenouilles et que sa prise en compte permet d’éclairer le sens des parallèles lexicaux et thématiques qui relient notre comédie aux Bacchantes. Par «schéma initiatique» j’entends la mise en scène d’un parcours de connaissance à travers la parodie d’un rite mystérique et la description de ses conséquences sur le comportement du personnage auquel s’adresse ce rite. Sur le plan de la structure dramatique, un tel schéma semble correspondre à l’articulation entre la parodos et la suite de scènes iambiques qui suivent la parodos (v. 460-673), dont la forme rappelle de près celle d’un agôn;23 sur le plan de l’intrigue, il correspond à l’articulation entre la procession des Initiés et les échanges répétés de déguisement entre Dionysos et Xanthias. Comme je vais essayer de le montrer, le lien entre ces deux parties de l’action est suggéré par la présence de certains indices linguistiques hautement significatifs.

Par ailleurs, la présence d’un schéma initiatique dans les Grenouilles permet d’expliquer l’effacement apparent des rapports entre le protagoniste et le chœur,24 un effacement qui interroge dans la mesure où la dialectique entre le protagoniste et le chœur est le moteur principal de l’action depuis la parodos jusqu’à la parabase partout ailleurs chez Aristophane, que le chœur soit favorable au projet du protagoniste ou qu’il lui soit, au contraire, opposé (du moins dans un premier temps). Mis à part les Grenouilles, la seule exception à cette règle est constituée par les Nuées, où le chœur attend le v. 1345 pour manifester sa position vis-à-vis du projet du protagoniste.25 À bien regarder de près, aussi bien dans les Nuées que dans les Grenouilles, l’attitude apparemment neutre du chœur, qui ne s’engage pas carrément dans l’action du protagoniste, ni pour le soutenir ni pour le combattre, mène à un changement du projet initial du protagoniste, un second trait qui distingue ces deux comédies des autres pièces de l’auteur. On peut faire l’hypothèse que dans les deux cas, le changement final du projet du protagoniste dépend de la neutralité apparente du chœur, la contribution principale du chœur au développement de l’intrigue ne se situant pas au niveau de l’action mais au niveau de l’enseignement que le chœur est emmené à donner au protagoniste à un moment précis de l’action. En effet, dans les deux cas, le changement du projet initial peut être envisagé comme la conséquence de cet enseignement.

En ce qui concerne les Nuées, l’enseignement du chœur se situe aux v. 1345ss. et il est précédé par une longue dissimulation;26 dans les Grenouilles, au contraire, l’enseignement du chœur est donné d’emblée, dès son entrée, et correspond notamment aux vers concernant le spoudaion et le geloion que plusieurs critiques, comme Tasinato (cf. Cucinotta 2021), ont sans doute à juste titre considérés comme une déclaration de poétique.

Grenouilles contre Bacchantes

La prise en compte du schéma initiatique qui sous-tend la composition des Grenouilles permet de reconsidérer le débat dont je viens de parcourir les étapes principales. Ce schéma, présent aussi dans les Bacchantes, est le noyau dramatique à partir duquel les similitudes entre les deux pièces peuvent être situées dans un ensemble cohérent; pourvu que l’on prête attention au caractère réflexif de l’initiation, qui implique un travestissement.27 Aussi bien dans les Grenouilles que dans les Bacchantes, le parcours initiatique implique quatre éléments: la présence scénique de Dionysos, un chœur à caractère rituel qui célèbre le dieu, un travestissement et un personnage travesti qui prend le rôle du protagoniste dans une pièce dans la pièce, la différence la plus notable entre les deux mises en abîme étant que dans les Bacchantes le travestissement est endossé par un personnage qui agit sous la direction du dieu-metteur en scène, alors que dans les Grenouilles le dieu endosse lui-même le travestissement et assume le rôle du protagoniste du scénario qu’il a imaginé pour atteindre son objectif. Par ailleurs, dans une pièce comme dans l’autre, l’initiation conduit à la reconnaissance du dieu à travers le supplice du personnage travesti (Penthée/Dionysos). Il se pourrait donc que le thème de la reconnaissance de Dionysos soit l’horizon commun aux deux pièces, une idée déjà présente, à l’état embryonnaire, dans l’article de Cantarella.

Si, suivant le fil de l’action méta-théâtrale, on admet que dans les deux pièces Dionysos agit en tant que représentant d’une certaine conception de l’art dramatique, il y aurait lieu de distinguer la reconnaissance du dieu-metteur en scène d’Euripide de celle du dieu-protagoniste d’Aristophane. En prenant ce parti, je fais l’hypothèse que les jeux de travestissements du Dionysos d’Aristophane se proposent de parodier le mythe de la reconnaissance du dieu tel qu’Euripide le raconte dans sa tragédie, derrière lequel pourrit bien se cacher le poète tragique lui-même. La présentation du personnage d’Euripide dans les Grenouilles comme un poète obsédé par sa reconnaissance pourrait confirmer cette idée.28

De fait, le Dionysos d’Aristophane pose lui aussi la question de son altérité, mais d’une façon très différente de celui d’Euripide. S’il change, ce n’est pas pour réaliser un scénario écrit par lui à l’avance, afin d’obtenir la reconnaissance qui lui est due. D’une part, ses capacités de prévision sont largement en dessous de celles de son homologue tragique. D’autre part, les motivations de son action sont apparemment beaucoup plus prosaïques: il aime passionnément Euripide, qui vient de mourir, et il veut le ramener à la vie. Sa première métamorphose est, en fait, subordonnée à la réalisation de ce désir: pour atteindre les Enfers, il s’est mis dans la peau d’Héraklès, et il entend suivre ses traces, en habitué de l’au-delà. Il se rend donc chez Héraklès, pour qu’il lui indique le chemin. Dans ce cadre, le vocabulaire de la mimesis fait son apparition, comme déjà dans les Bacchantes. Dionysos recourt en effet au terme de mimesis pour expliquer son travestissement à Héraklès, comme l’avait fait le Chœur des Bacchantes pour définir le travestissement de Penthée, τὸν ἐν γυναικομίμῳ στολᾷ κατάσκοπον Μαινάδων «celui qui s’en va épier les Ménades avec une robe imitée d’une femme» (v. 980). Dans les deux cas, le travestissement est mis en relation avec une forme d’imitation. Mais cette fois-ci, le personnage travesti (Dionysos) dialogue avec le modèle de son travestissement au lieu de s’en cacher comme Penthée (v. 108-115):

Ἀλλ' ὧνπερ ἕνεκα τήνδε τὴν σκευὴν ἔχων
ἦλθον κατὰ σὴν μίμησιν, ἵνα μοι τοὺς ξένους
τοὺς σοὺς φράσειας, εἰ δεοίμην, οἷσι σὺ
ἐχρῶ τόθ', ἡνίκ' ἦλθες ἐπὶ τὸν Κέρβερον,
τούτους φράσον μοι, λιμένας, ἀρτοπώλια,
πορνεῖ ', ἀναπαύλας, ἐκτροπάς, κρήνας, ὁδούς,
πόλεις, διαίτας, πανδοκευτρίας, ὅπου
κόρεις ὀλίγιστοι.

Dionysos. —Mais les raisons qui m’amènent avec cet accoutrement imité du tien, c’est
pour que tu m’indiques, en cas de besoin, les hôtes qui t’ont servi, quand tu allas chercher
Cerbère; indique-les moi, comme aussi les ports, boulangeries, lupanars, haltes,
bifurcations, fontaines, routes, cités, logements, hôtelières chez qui il y a le moins de
punaises.

τήνδε τὴν σκευὴν ἔχων ... κατὰ σὴν μίμησιν, «avec cette tenue ... à ton image»: la préposition κατὰ avec l’accusatif exprime ici la conformité et l’adéquation du travestissement (σκευὴν), qui «imite» le modèle indiqué par le pronom personnel (σὴν: «de toi»; cf. Dover ad loc.). La cause mimétique du travestissement est à son tour ramenée à un scénario connu, celui du voyage aux Enfers qu’Héraklès a accompli pour enlever Cerbère. Le travestissement et la visite chez Héraklès ont donc une seule et unique raison: Héraklès est à la fois le modèle et le précédent auquel Dionysos souhaite se conformer (cf. Del Corno ad loc.), comme un acteur tragique, qui imite un personnage au sein d’une intrigue connue à l’avance. On remarquera en passant l’importance du vocabulaire de la voie et de l’initiation, sans doute d’inspiration pythagoricienne,29 qui caractérise le langage d’Héraklès, dans ces vers où il est question de mimèsis. Le caractère éminemment poétique de l’initiation à laquelle Dionysos se prépare est donc affirmé, avant même qu’il fasse sa rencontre avec les Initiés, après la traversée du marécage. Mais revenons au texte. Arrivé aux portes des Enfers, avec son esclave Xanthias, Dionysos rencontre le chœur principal de la pièce, composé par ceux qui, de leur vivant, ont été Initiés aux mystères d’Eleusis. Le chœur célèbre Déméter dans un chant, se référant à la fois à son rôle dramatique comme groupe d’Initiés et à sa fonction théâtrale comme chœur de comédie. Et c’est à partir de ces deux fonctions qu’il énonce cinq vers d’une importance stratégique, je crois, pour comprendre le sens du parcours initiatique auquel Dionysos va être soumis avant de pénétrer dans l’au-delà (v. 389-393):

Καὶ πολλὰ μὲν γέλοιά μ' εἰ-
πεῖν, πολλὰ δὲ σπουδαῖα, καὶ
τῆς σῆς ἑορτῆς ἀξίως
παίσαντα καὶ σκώψαντα νι-
κήσαντα ταινοῦσθαι.

Que je tienne bien des propos plaisants, bien des propos sérieux; qu’après avoir badiné et raillé d’une
manière digne de ta fête, vainqueur, je porte les bandelettes.

Beaucoup d’hypothèses ont été faites, pour expliquer la relation que le chœur instaure ici entre γέλοια et σπουδαῖα, παίζειν et σκώπτειν. Dover, dans l’introduction de son commentaire, souligne comment une telle affirmation pourrait s’adapter à n’importe quel chœur comique. Je crois au contraire qu’elle annonce très précisément le comportement de Dionysos dans les scènes qui suivent la parodos, tout en répondant aux Bacchantes: le mélange de sérieux et de risible qui est envisagé ici s’oppose au mélange de comique et de tragique qu’élabore le metteur en scène des Bacchantes par le travestissement de son acteur.30 La clé se trouve dans les vers 522-523:

ΔΙ. Ἐπίσχες, οὖτος. Οὔ τί που σπουδὴν ποεῖ,
ὁτιή σε παίζων Ἡρακλέα ' νεσκεύασα;

Dionysos. — Halte-là, toi. Tu ne prends pas au sérieux, des fois, la plaisanterie que j’ai
faite en te déguisant en Héraclès?

La réplique se réfère à la scène qui vient de se produire. Si, dans un premier temps, Dionysos avait obligé Xanthias à revêtir sa tenue d’Héraklès, il veut maintenant la récupérer: il lui avait laissé son travestissement au moment où Éaque l’avait agressé et insulté; mais la situation a changé, puisqu’ Éaque est parti et qu’un serviteur de Pluton est apparu, pour inviter Xanthias devenu Héraklès à un banquet copieux.

Dans les vers en question, l’expression σπουδὴν ποεῖ s’oppose clairement au participe παίζων et les deux termes y sont associés, comme dans la chanson du chœur. Le participe παίζων est à son tour lié à l’aoriste ἐνεσκεύασα, qui indique le travestissement.

Le σπουδὴν ποεῖ indique l’interprétation magistrale du personnage d’Héraklès que Xanthias vient de proposer pour profiter du banquet auquel il a été invité; le παίζων, en revanche, précise le sens de l’aoriste ἐνεσκεύασα: c’est pour rire que Dionysos a confié son travestissement à Xanthias. Il lui demande donc de le lui rendre. L’opposition entre spoudaion et geloion renvoie, de toute évidence, à l’opposition entre deux façons différentes d’interpréter un personnage au théâtre par le travestissement. Deux façons inconciliables, relayées par le chœur, dans les deux odes symétriques qui commentent les jeux de travestissements de Dionysos et de Xanthias .v. 534-541; 589-597). L’une consiste à assumer pleinement le travestissement, comme le fait Xanthias (589a-604b):

Νῦν σὸν ἔργον ἔστ', ἐπειδὴ
τὴν στολὴν εἴληφας ἥνπερ
εἶχες, ἐξ ἀρχῆς πάλιν
ἀνανεάζειν <αὖ τὸ λῆμα>
καὶ βλέπειν αὖθις τὸ δεινόν,
τοῦ θεοῦ μεμνημένον
ᾧπερ εἰκάζεις σεαυτόν.
Ἢν δὲ παραληρῶν ἁλῷς ἢ
κἀκβάλῃς τι μαλθακόν,
αὖθις αἴρεσθαί ' ἀνάγκη
'σται πάλιν τὰ στρώματα.

À toi, maintenant que tu as repris le costume que tu portais d’abord, de rajeunir ton
cœur, de prendre de nouveau ta mine terrible, en souvenir du dieu dont tu joues le
personnage. Mais si l’on te prend à extravaguer, à lâcher quelque parole pusillanime,
force te sera de reprendre les colis.

La deuxième manière d’interpréter un personnage consiste à assumer le travestissement seulement à moitié, comme le fait Dionysos, par des allers-retours continus entre le rôle dramatique, lié au travestissement, et la fonction théâtrale, propre à l’acteur indépendant (v. 534-541):

Ταῦτα μὲν πρὸς ἀνδρός ἐστι
νοῦν ἔχοντος καὶ φρένας καὶ
πολλὰ περιπεπλευκότος·
μετακυλίνδειν αὑτὸν ἀεὶ
πρὸς τὸν εὖ πράττοντα τοῖχον
μᾶλλον ἢ γεγραμμένην
εἰκόν' ἐστάναι, λαβόνθ' ἓν
σχῆμα· τὸ δὲ μεταστρέφεσθαι
πρὸς τὸ μαλθακώτερον
δεξιοῦ πρὸς ἀνδρός ἐστι
καὶ φύσει Θηραμένους·

Voilà qui est d’un homme judicieux et sage, qui a beaucoup navigué, de graviter toujours
du côté du bon bord, plutôt que de se tenir, comme une image peinte, dans une seule
attitude. Se tourner du côté le plus doux est le fait d’un homme habile, d’un Théramène.

L’indépendance de l’acteur comique vis-à-vis du travestissement et du personnage situe la comédie dans une position d’extériorité par rapport à la tragédie, et fait sa supériorité. De cette supériorité, l’acteur est totalement responsable, libéré de l’auteur et du metteur en scène. Combinant les deux éléments opposés dans une riposte réflexive et parodique, Aristophane arrive encore une fois à susciter le rire et à se moquer de son rival, Euripide. Le mélange de spoudaion et de geloion que le Dionysos des Grenouilles propose aux spectateurs, dans son rôle d’acteur protagoniste, répond au mélange de comédie et de tragédie que le metteur en scène des Bacchantes confie aux personnages de son intrigue, notamment à Penthée. Le magicien n’est pas le metteur en scène tout-puissant, qui réalise le scénario de sa reconnaissance en produisant la tragédie par la comédie, mais l’acteur protagoniste, qui joue de son altérité par rapport à l’acteur tragique pour parvenir à dominer l’intrigue. Ce qui revient à dire que la question de sa reconnaissance passe au deuxième plan face à ses envies capricieuses et fantaisistes. Le voici roi de la scène, d’une scène mouvante, imprévisible et pleine de surprises, mais dont il finit toujours et malgré tout par garder le contrôle. En fait, il n’invente pas l’intrigue, il l’affronte. Et dans cet affrontement il accepte tout, changeant de travestissement, de personnage et d’avis selon les circonstances. C’est pourquoi le supplice qu’il subit, pour démontrer qu’il est bien un dieu, consiste à devoir rester immobile, pendant qu’Éaque le roue de coups. Suivant une loi du ‘contrappasso’ ante litteram, il est obligé, pour une fois, de résister à son besoin irrépressible de bouger, de changer, de s’évader de lui-même. C’est le prix qu’il doit payer pour pouvoir être admis aux Enfers, où il espère obtenir son bien. Ainsi, l’initiation de Dionysos répond à celle de Penthée, comme celle du protagoniste de comédie répond à celle du protagoniste de tragédie, et comme les Grenouilles répondent aux Bacchantes. Le but affiché de l’une est la réalisation du plan de l’acteur comique, alors que l’autre se propose de mener à la reconnaissance du metteur en scène. Dans les deux cas, le rite est censé conduire, réflexivement, à une connaissance plus vraie de la tragédie euripidéenne, en même temps qu’il résout, pratiquement, le conflit au cœur des deux intrigues.

Ainsi, le conflit entre l’intrigue mythique, telle que Dionysos l’avait imaginée au début de son voyage (Héraklès descendant aux Enfers pour enlever Cerbère=Euripide), et la réalité du mythe qui surgit sur la scène comique (les personnages qui poursuivent Héraklès pour lui régler son compte, un Euripide obsédé de reconnaissance qui n’hésite pas à se bagarrer avec Eschyle) renvoie au conflit, au cœur de l’intrigue des Bacchantes, entre l’interprétation du ménadisme donnée par Penthée dès le début de la pièce et la réalité du rite célébré sur la montagne. Penthée a fait les frais de son erreur et c’est en vain qu’il a essayé de se libérer de son travestissement, pour que sa mère le reconnaisse (v. 1114-1121). Aussi son initiation se confond avec une adhésion forcée au rôle du personnage tragique, le spectateur-voyeur devenant protagoniste de tragédie. Le Dionysos personnage comique arrive à résoudre le conflit avec une réalité comique imprévisible en changeant de travestissement et d’avis pour rester roi de la scène, jusqu’au moment où Eaque, après l’avoir déshabillé, le soumet au supplice réservé aux esclaves, et l’oblige à se faire reconnaître pour ce qu’il est. L’aspirant spectateur d’Euripide redevient alors le dieu du théâtre attique. C’est ainsi qu’il affirme sa nature à la fois comique et parodique, faite de geloion et de spoudaion, et qu’il finit par choisir Eschyle.

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Notes

1 Le texte que je présente ici vient compléter deux autres études dans lesquelles j’ai exposé et discuté l’hypothèse d’une rivalité poétique inter-générique entre Aristophane et Euripide: Saetta Cottone 2010 (une première version en italien avait paru dans la revue argentine Argos 2008); et surtout Saetta Cottone 2011. Le texte des Bacchantes auquel je me réfère ici est celui établi par H. Grégoire (Paris, Les Belles Lettres, 1961; plusieurs réimpressions); pour les Grenouilles, j’utilise le texte établi par V. Coulon avec la traduction de H. Van Daele (Paris, Les Belles Lettres, 1928; plusieurs réimpressions).
2 Aux 13 passages parallèles identifiés par Carrière, Cantarella en ajoutera 5, tout en mettant en question la pertinence de deux rapprochements faits par son prédécesseur (1974, p. 298-299). J’ai sélectionné ici les parallèles les plus significatifs sur le plan lexical et thématique. Pour le reste, je renvoie aux études en question.
3 Le vers appartient au troisième stasimon (v. 888-890): κρυπτεύουσι δὲ ποικίλως / δαρὸν χρόνου πόδα καὶ / θηρῶσιν τὸν ἄσεπτον, «(La puissance divine) dérobe à l’impie par mille ruses la marche du temps et le suit à la piste».
4 Pour le rapport étroit entre Dionysos et la danse dans les Bacchantes, voir par exemple v. 21, 63, 114, 132, 184, 195, 205, 207 (les passages pertinents sont très nombreux) à mettre en parallèle avec Grenouilles 404, 410, 416 à propos de Iacchos (cf. Cantarella 1974, p. 298).
5 En cela, Cantarella rejoint la lecture «anti-conversionnist » des Bacchantes élaborée par Dodds et alii contre la lecture plus ancienne qui faisait de cette pièce le témoignage d’une conversion tardive d’Euripide. Voir Dodds (1944, p. xxxv-xlvii). Pour l’histoire complexe des interprétations des Bacchantes, je renvoie à Bollack (2005, p. 45-68).
6 L’hypothèse de Dirkzwager (1978), qui propose les Lénéennes de 405 pour la représentation des Bacchantes, est donc à rejeter.
7 Vita Euripidis, éd. Schwartz (1887, vol. 1, p. 1-6).
8 Le témoignage d’Aristophane, Grenouilles 76-79, 1515-1519 qui se réfère à Sophocle comme à un habitant de l’Hadès permet de situer la mort du poète tragique dans la période qui précède la représentation de cette comédie.
9 Les Grenouilles furent représentées aux Lénéennes de 405, comme l’indique l’Argumentum 1 qui accompagne le texte de la pièce dans les principaux manuscrits.
10 La date de l’Oreste a pu être déterminée grâce à la scholie au v. 371 de cette pièce, qui indique qu’Euripide donna l’Oreste sous l’archontat de Dioklès (à savoir, au printemps de 408 av. JC). L’information est confirmée par la scholie au v. 772.
11 Cf. Csapo et Slater (1994, p. 110).
12 Murray, 1949, vol. III (voir après la prosopographie de la pièce).
13 Carrière (1966).
14 Mais voir Canfora (1987, p. 172-173) qui met en question cette datation : à son avis, aux Dionysies de 405 c’est Sophocle qui gagne, avec sa trilogie posthume. Sa reconstruction ne tient pas compte du témoignage fourni par le deuxième Argumentum de l’Œdipe à Colone, qui indique 401 comme date de représentation de cette trilogie. Par ailleurs, sa datation de la trilogie posthume d’Euripide en 403 (sous le régime des Trente) s’appuie sur la considération que cette dernière n’aurait jamais pu gagner le premier prix à seulement deux mois de distance de la représentation des Grenouilles que le chercheur qualifie comme un «attacco distruttivo contro Euripide».
15 Cf. Webster (1967, p. 257).
16 Hooker n’est pas le premier à avoir analysé la composition des Grenouilles à la lumière de l’actualité théâtrale, avec notamment les disparitions très rapprochées d’Euripide et de Sophocle. Ainsi, Wilamowitz (1929, p. 471-472) considère que le projet de composition de la pièce fut conçu à la mort d’Euripide, avant la mort de Sophocle, et que les courtes allusions à Sophocle présentes dans la comédie furent ajoutées à la mort de ce dernier. Au contraire, Radermacher (19542, p. 245-255) souligne que l’idée de ramener Euripide à la vie n’aurait pas pu être formulée du vivant de Sophocle: pour que la nécessité de ramener l’un des deux poètes à la vie se fasse jour, il fallait que les deux soient morts. Les hypothèses de ces savants sont discutées par Hooker dans son article, p. 170. Son analyse se distingue des précédentes dans la mesure où elle met l’accent sur l’influence, dans la composition des Grenouilles, de l’arrivée à Athènes du texte des Bacchantes. Pour une histoire de la composition des Grenouilles à la lumière de l’actualité théâtrale, voir aussi Russo (1961).
17 Pour la définition du dialogue entre les deux esclaves (v. 738-813) comme un «second prologue», voir Fraenkel (1962, p. 162-166); cf. Del Corno (19922, p. 201).
18 Le chercheur discute, par exemple, le cas de la scholie au v. 348 des Oiseaux qui ramène les vers d’Aristophane à une parodie de l’Andromède et des Phéniciennes, deux pièces représentées deux ans après les Oiseaux (Ibidem, p. 180).
19 Le chœur principal des Grenouilles représente un groupe de gens qui de leur vivant ont été initiés aux mystères d’Éleusis (v. 318-320). Dans l’au-delà, ils conduisent une existence heureuse près du palais de Pluton. Leur danse imite la procession vers le sanctuaire, qui ouvrait la célébration des mystères à la fin de l’été. Voir l’analyse de Dover 1993, p. 57-61, qui met en évidence les éléments réflexifs du chant d’entrée, où les Initiés se réfèrent volontiers à leur fonction dramatique comme chœur comique. Le caractère réflexif de cette parodos est souligné par l’emploi des anapestes, normalement réservé à la parabase. Pour une lecture extensive de la parodos des Grenouilles comme manifeste poétique de la comédie, voir en dernier Cucinotta (2021). Biles (2011, p. 223-224) a insisté à juste titre sur le lien entre le chœur des Initiés et le personnage de Dionysos dans sa qualité de dieu du théâtre et des performances chorales, d’après lui, la caractérisation éleusinienne de ce chœur dépend du cadre de la pièce: «In this comic Underworld, theater is associated with Dionysos in his Eleusinian identity».
20 En cela, Tasinato rejoint l’interprétation que Segal 1961 a donnée du thème du spoudaiogeloion dans les Grenouilles: le côté spoudaion, «sérieux», de la comédie, revendiqué par les Initiés, serait lié à sa prétention de pouvoir juger la tragédie. Comme je vais essayer de le montrer, les deux termes se réfèrent tout d’abord à deux manières différentes de pratiquer l’art dramatique par le jeu de l’acteur.
21 Notamment dans les représentations de l’époque classique.
22 L’hypothèse d’une structure initiatique à la base des Grenouilles a été reprise par Lada-Richards 1999 (voir notamment chap. 2) qui privilégie le modèle séparation-seuil-agrégation de l’initiation éphébique développé par Arnold van Gennep par rapport à celui de l’initiation éleusinienne évoqué par Segal. La caractérisation des deux chœurs et les nombreuses références aux mystères dans le texte des Grenouilles semblent plutôt appuyer l’hypothèse de Segal.
23 Entrecoupées par des échanges entre le chœur, Dionysos et Xanthias en dimètres trochaïques, les scènes iambiques qui suivent la parodos (v. 460-673) pourraient bien composer une syzygie et faire office de petit agôn, comme le souligne Pickard-Cambridge 1927, Appendix On The Form of Old Comedy. Si tel était le cas, nous serions en présence d’une structure dramatique redoublée, avec deux prologues et deux agônes séparés par la parabase et il n’y aurait pas lieu de pointer l’inversion supposée de la parabase par rapport à l’agôn, comme on l’a fait souvent (voir, par exemple, Hooker).
24 Cet effacement peut expliquer les débats pour déterminer si oui ou non le chœur des Initiés identifie le personnage de Dionysos avec le Iacchos auquel il adresse son chant. Voir en dernier Cucinotta (2021, p. 88) qui interprète les v. 412a-413 comme une réponse directe de Dionysos à l’invocation à Iacchos par le Chœur. Pour une position plus réservée, voir Dover et Del Corno ad loc.
25 Pour une analyse détaillée de la dramaturgie du chœur des Nuées, je renvoie à Saetta Cottone (2013) et Saetta Cottone, Buarque de Holanda (202, sous presse).
26 Dans les Nuées, le protagoniste Strepsiade change de projet à deux reprises: 1) lorsque son fils refuse d’aller apprendre chez Socrate, conformément à son projet initial, c’est lui qui se rend au Pensoir; 2) après le retournement du chœur aux v. 1345ss., il décide de mettre le feu au Pensoir. Pour une réévaluation de la scène de l’incendie, voir Saetta Cottone, Buarque de Holanda (2021).
27 Cela indique que la mise en scène de l’initiation a à voir avec le théâtre. Je rejoins ici les lectures dites «métathéâtrales» pourvu que l’on ne considère pas le métathéâtre comme un contenu en soi, mais plutôt comme un procédé dramatique fonctionnel au projet de la pièce, demandant donc à être interprété. Voir à ce propos mes considérations dans Saetta Cottone (2011), introduction.
28 Comme le texte l’indique clairement, le conflit poétique a été voulu par Euripide, qui aspire au trône de la tragédie (v. 759-786). Les pages qui suivent développent certaines considérations exposées dans Saetta Cottone (2011).
29 Pour une analyse des références au Pythagorisme dans les Grenouilles, notamment dans la description de la catabasis, voir Stavru (2018).
30 Pour les Athéniens qui eurent la chance d’assister à la représentation des Bacchantes, le comique de la scène de travestissement de Penthée était sans doute indissociable du souvenir de la représentation des Thesmophories, notamment de la scène de travestissement du Parent. Pour une analyse ponctuelle de la parodie lexicale des Thesmophories dans les Bacchantes voir Di Benedetto (2004, p. 41-42).

Recepción: 15 Mayo 2021

Aprobación: 30 Junio 2021

Publicación: 01 Julio 2021

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