Synthesis, vol. 29, no. 2, e126, agosto 2022-enero 2023. ISSN 1851-779X
Universidad Nacional de La Plata
Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación
Centro de Estudios Helénicos

Artículos

L’argumentation dans Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus

Jihene Beji

Princess Nourah bint Abdulrahman University, Arabia Saudita
Zoubeir Chaouch

Sousse University, Túnez
Bahia Zemn

Princess Nourah bint Abdulrahman University, Arabia Saudita
Sana Dahmani

Princess Nourah bint Abdulrahman University, Arabia Saudita
Mashael Almutairi

Princess Nourah bint Abdulrahman University, Arabia Saudita
Cita recomendada: Beji, J. Chaouch, Z., Zemn, B., Dahmani, S. y Almutairi, M. (2022). L’argumentation dans Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Synthesis, 29(2), e126. https://doi.org/10.24215/1851779Xe126

Résumé: L’objet de cet article est de décrire et d’analyser le cheminement argumentatif adopté par Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, plus précisément dans un chapitre indiqué infra portant le même titre. L’analyse se veut linguistique et la perspective pragmatique. Certaines questions seront soulevées, relatives pour la plupart à la démarche argumentative (illustrée par les moyens mis en œuvre, la visée de l’argumentateur, l’effet perlocutoire escompté) et une question finale portera sur l’efficacité ou la non efficacité de l’entreprise argumentative de l’auteur.

Mots clés: Argumenter, Ethos, Logos, Pathos, Schéma.

The argument in Le Mythe de Sisyphe by Albert Camus

Abstract: The purpose of this article is to describe and analyze the argumentative path adopted by Albert Camus in Le Mythe de Sisyphe, more precisely in a chapter indicated below with the same title. The analysis is intended to be linguistic and to follow the pragmatic perspective. Some questions will be raised, mostly relating to the argumentative approach (illustrated by the means implemented, the aim of the argumentator, the expected perlocutionary effect) and a final question will relate to the effectiveness or ineffectiveness of the argumentative enterprise of the author.

Keywords: Argue, Ethos, Loogos, Pathos, Scheme, Páthos.

Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime. Pour celui-ci, on voit

seulement tout l'effort d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et

l'aider à gravir une pente cent fois recommencée.

(A. Camus, Le Mythe de Sisyphe)

1. Introduction

Le discours essayiste plus que tout autre est de type argumentatif.1 Dans le présent article, nous nous proposons, à titre indicatif et non exhaustif, de décrire l’articulation de ce genre de discours, les moyens mis en œuvre à cet effet, la démarche adoptée par l’argumentateur, de cerner sa visée et l’effet perlocutoire qu’il peut escompter. Pour illustration, notre choix s’est porté sur le titre éponyme d’un chapitre, Le Mythede Sisyphe d’Albert Camus. Bien des questions nous ont interpellés, ce ne sont pas les seules susceptibles de décrire et d’analyser le discours argumentatif du Mythe,2 et c’est également une question de choix et de ciblage. Ainsi, en quoi consistent des actes proches et pourtant différents tels qu’argumenter, convaincre, persuader? L’ethos oratoire est-il important dans la démarche argumentative? Quelle est l’intention communicative de l’auteur du Mythe? Quels schémas argumentatifs adopte-t-il ? Quels enchaînements illustrent sa démarche ? Quels sens suit le raisonnement (progressif ou régressif)? Ce ne sont que des questions qui portent sur la forme, certes importantes, mais toute entreprise argumentative qui aspire à la réussite nécessite des outils adaptés ; d’où les questions essentielles: quels types d’arguments l’orateur Camus met-il à contribution? Quelles marques formelles peut-on exploiter pour décrire son raisonnement ? Là encore, nous avons dû opérer un choix, à savoir le dit, le non-dit, les connecteurs, marques susceptibles de définir l’orientation argumentative, positive ou négative. Reste que toute cette démarche à décrire n’est pas innocente, et Camus n’est pas différent de tous les orateurs qui l’ont précédé, il n’argumente pas pour rien. S’il est communément admis qu’on argumente pour convaincre, de quoi, dans ce cas? L’essayiste Camus y parviendra-t-il? Tout auréolé de gloire qu’il est, son argumentation connaît-t-elle des limites?

2. Repères théoriques. Définitions préliminaires

Avant de procéder à l’analyse, du corpus infra, il nous semble important de définir des notions qui entrent en jeu dans l’entreprise argumentative en général.

2.1. Argumenter

Emmanuelle Danblon (2005) définit l’action en ces termes: “l’argumentation est une fonction du langage” (p. 13). Et c’est peut-être la fonction la plus importante, si on part du principe qu’on ne parle pas pour ne rien dire. Elle ajoute ceci: “Argumenter consiste à avancer une raison en vue de conduire un auditoire à adopter une conclusion à laquelle il n’adhère pas au départ” (p. 13).3

De son côté, Sonia Fournet (2005, p. 39) indique ceci: “L’argumentation se propose d’agir sur son auditoire, de modifier ses convictions ou ses dispositions, par un discours qu’on lui adresse et qui vise à gagner l’adhésion des esprits”.

Sans se contredire, ces deux auteures se complètent, la seconde étant plus explicite et l’inscrit dans le cadre de la pragmatique. Implicitement, l’acte met en présence deux instances interlocutives aux positions opposées : un proposant et un opposant. Zoubeir Chaouch (2012, p. 128) résume l’opération en ces termes : “C’est donc une activité de pensée intéressée, non dénuée de calcul qui vise à faire admettre un point de vue par le moyen de procédés appelés arguments étayant la thèse défendue”. L’aspect calcul argumentatif rejoint la conception de Christian Plantin (1996) qui désigne l’opération comme suit:

L’ensemble des techniques (conscientes et inconscientes) de légitimation des croyances et des comportements. Elle cherche à influencer, à transformer ou à forcer les croyances ou les comportements (conscients ou inconscients) de sa ou de ses cibles. (Plantin, 1996, p. 24).

Posons d’emblée qu’à partir du moment où l’activité argumentative “cherche à influencer, à transformer ou à forcer…”, elle n’est plus innocente. Nous verrons plus loin que cette confrontation d’opinions mettra à contribution certains “mots du discours”, notamment les connecteurs.

2.2. Convaincre / persuader

Emmanuelle Tabet (2003) tient à distinguer les deux notions, sans nécessairement les opposer :

Convaincre consiste à faire comprendre par une démarche essentiellement intellectuelle, en ayant en particulier recours au savoir et aux arguments logiques (c’est le cas notamment de la littérature didactique) ; persuader consiste à faire croire4 en cherchant à ébranler l’âme à obtenir une adhésion affective de l’interlocuteur. (Tabet, 2003, p. 4)

En filigrane, nous reconnaissons la distinction de la rhétorique classique entre le logos (illustré par des arguments rationnels) et le pathos (mettant à contribution l’affect). Il y a lieu de compléter le faire croire de l’acte de persuader par le faire faire (en cas d’argumentation aboutie) : on n’argumente pas pour rien, car l’acte d’argumenter est motivé. Dans cette optique, en pragmatique, on situerait “convaincre” du côté de l’illocutoire et “persuader” du côté du perlocutoire.

3. Méthodologie

Comme nous l’avons indiqué supra, cette étude est restrictive, elle ne prétend pas couvrir tous les aspects du discours argumentatif produit par l’auteur du Mythe. Restrictive par le corpus (un chapitre du Mythe), par les énoncés objets de l’analyse qui va suivre, par les moyens retenus, mis en œuvre dans l’entreprise argumentative (certains aspects formels, notamment), par la perspective envisagée pour appréhender un texte mondialement connu et probablement amplement commenté. Du coup, toute réflexion à caractère littéraire ou philosophique sera écartée ; sur ce plan, les sentiers ont dû être plus que battus, l’exploration littéraire récente, à notre humble connaissance, est due à Ahmet Yilmaz (2017). Nous espérons contribuer à un quelconque apport rhématique par cette approche portant essentiellement sur l’écriture. Toutefois, au vu de notre perspective pragmatique, l’analyse du discours argumentatif du Mythe n’aura pas recours à ce qu’on a coutume d’appeler la rhétorique restreinte (l’étude des figures à caractère stylistique ou rhétorique). Non que cela soit dénué d’intérêt, mais nous supposons, compte tenu du texte et de la notoriété de son auteur, que le sentier a été également arpenté sur ce plan.

Pour illustrer notre démarche, nous avons retenu six énoncés (6) avec leurs expansions (arguments de types divers) ; la première proposition (qui générera les suivantes, explicites ou implicites) sera soulignée en gras, les suivantes le seront en caractères normaux. Soit le corpus retenu, présenté sous forme de tableau:5



4. Analyse

4.1. L’ethos oratoire: entre simulacre et mise en scène

On part d’abord de considérations générales et dans ce cas, il y a lieu de distinguer entre l’ethos préalable ou pré-discursif et l’ethos discursif. Ruth Amossy (2000, p. 70) définit le premier en ces termes : “L’ethos préalable s’élabore sur la base du rôle que remplit l’orateur dans l’espace social (ses fonctions institutionnelles, son statut et son pouvoir)”. Dominique Maingueneau (1993) définit à son tour l’ethos discursif de la sorte :

Ce que l’orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir, il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre6 à travers sa manière de s’exprimer. L’ethos est ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu ‘réel’, appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire. (Maingueneau, 1993, p. 138)

L’ethos préalable se construit de l’extérieur à partir de l’image que renvoie l’individu avant la prise de parole, l’ethos discursif est une construction bilatérale : l’orateur dans un jeu entre l’être et le paraître, c’est en ce sens qu’on peut parler de mise en scène, construit une image de soi, généralement valorisante à travers son discours, l’interlocuteur de son côté construit une image de l’orateur, dès sa prise de parole.

Pour revenir au Mythe, l’ethos préalable (sur lequel nous n’allons pas nous étendre) correspond à l’image sociale de l’orateur Camus, l’auteur auréolé de gloire, celui de L’Étranger, paru la même année que Le Mythe, en 1942.

Nous allons donc nous intéresser à l’ethos discursif tel que peut l’élaborer l’orateur et tel que peut le construire l’auditeur dans le discours. Nous signalerons l’intervention de l’auteur en italiques, mais pour ce faire, il faut considérer tout le chapitre :

2e paragraphe: “Je n’y vois pas de contradiction.”

5e paragraphe : “C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse (…). Je vois cet homme…”

7e paragraphe: “J’imagine encore Sisyphe…”

10e paragraphe: “Je laisse Sisyphe…”

Auparavant, il y a lieu de signaler que le choix de la mythologie grecque comme terreau pour réfléchir sur l’absurde n’est ni fortuit, ni innocent. Pour construire une image de soi “sérieuse”, celle du philosophe, il faut une référence “sérieuse”.

Revenons à ce que nous avons souligné en italique supra. Tous les indices soulignés renvoient à la première personne, et comme le souligne Benveniste (1995):

Je ne peut être défini qu’en termes de ‘locution’, non en termes d’objets, comme l’est un signal nominal. Je signifie ‘la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je’. Cette instance de discours illustrée par je est un référé ayant pour référent une instance je. Il y a donc ‘une double instance conjuguée.’ (Benveniste, 1995, p. 251)

Ce qui signifie, appliqué à notre corpus contenant je, une identité du référé et du référent. Le je du corpus, et là nous revenons à l’ethos, est celui de l’auteur Camus, orateur, philosophe qui s’implique, s’engage, exprime sa pensée et définit sa position vis-à-vis d’un problème: l’absurdité de la vie. Cette image que l’orateur donne de lui-même, celle du penseur engagé qui emploie je, lui permet de jouir d’un crédit de confiance auprès de l’auditeur, et par voie de conséquence, elle peut contribuer à la réussite de deux actes, celui de convaincre et de persuader. Car, il faut le signaler: ne convainc pas, ni ne persuade qui veut.

Ceci dit, l’auditeur peut à son tour construire une image de l’orateur à travers son discours, considérons donc le corpus retenu en analyse, noté de (1) à (6) et voyons comment s’articule le raisonnement:

4.2. Schémas et enchaînements argumentatifs

Une première approche permet de distinguer les enthymèmes en (1), (4) des syllogismes en (2), (3) (5) et (6). Il faut, toutefois, rappeler que le premier type de raisonnement est le plus courant, comme le souligne Kerbrat-Orecchioni (1986, p. 166): “Les syllogismes canoniques sont extrêmement rares dans les énoncés produits en langue ‘naturelle’ où ils produisent justement un effet ‘non naturel’”. L’enthymème, ce syllogisme “tronqué”, incomplet (dont certaines propositions appelées prémisses ne sont pas mentionnées), tel que le conçoit Aristote (1991) dans sa Rhétorique, “est composé de termes peu nombreux et souvent moins nombreux que ceux qui constituent le syllogisme. En effet, si quelqu’un de ces termes est connu, il ne faut pas l’énoncer; l’auditeur lui-même le supplée” (pp. 87-88).

Appliqué à (1), la première proposition en gras pourrait constituer la prémisse mineure, les propositions suivantes définies en ARG. 1, ARG. 2, ARG. 3, ARG. 4 constitueraient la prémisse majeure. Manque donc la conclusion que l’auditeur pourrait reconstituer seul pour compléter un syllogisme de base schématisé en P “donc” C, soit P = prémisses mineure et majeure conduisant à C = conclusion, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Le schéma du syllogisme complet est, par contre, illustré en (2), soit prémisse mineure = Proposition en gras, prémisse majeure = ARG. 1 + ARG. 2, C = conclusion.

À ce niveau, à la suite de Ducrot (2004, pp. 6-7) qui affirme que “le sens de l’argument A contient en lui-même l’indication qu’il doit être complété par la conclusion”, nous dirons que le mouvement qui conduit de P à C ne se justifie pas (uniquement) d’un point de vue logique, mais aussi sémantique, dans la mesure où le sens de C est inclus dans P. Ducrot (2004, p. 10) précise d’ailleurs la nature de l’enchaînement entre les propositions: “Il ne peut y avoir, derrière l’enchaînement un logos démonstratif, car l’enchaînement est déjà donné par l’argument. Il constitue la valeur sémantique de l’argument”. Pour illustration, C dans (2) le prix qu’il faut payer est inclus dans P “ses passions”, “son mépris des Dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie”. P et C entretiennent donc une relation d’interdépendance et d’inclusion…d’ordre sémantique.

À y regarder de plus près, on s’aperçoit que (2) est une redondance de (1) du moins au niveau des arguments: ARG. 1 et ARG. 2 pourraient constituer une expansion des arguments de (1). C, C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre, a tout l’air d’être généralisant, générique (tout en incluant l’individu Camus, ce qui donnerait à cette conclusion un caractère empirique) et dans ce cas dépasserait le cadre du Mythe, ne serait-ce pas le point de vue (pdv) du philosophe, maître à penser moralisant Camus ? On pourrait le supposer. Et curieusement, cette conclusion qu’on a signalée manquante dans (1), pourrait bien prendre la forme des deux prémisses de (2), en tout cas cela semble constituer l’aboutissement du raisonnement de (1). Au-delà du schéma argumentatif qui distingue (1) et (2), “discontinu” dans le premier, “continu” et linéaire dans le second, on pourrait considérer que les arguments de (1) sont justificatifs, démonstratifs, alors que ceux de (2) sont explicatifs.

(3) tout en étant construit selon le même schéma argumentatif syllogistique que (2), à savoir P doncC, s’en distingue par la construction de la prémisse mineure (indéfinie et générique dans (2), “spécifique” ou “personnelle” dans (3) — car pourquoi Camus ne serait-il pas derrière cette affirmation ? — et par la nature des arguments, point sur lequel nous reviendrons plus loin. Ce qui pose problèmes dans le mouvement argumentatif de (3), c’est cette “conclusion” (mais en est-ce une ?) inattendue, imprévue, dans la mesure où les deux propositions qui la précèdent et qui sont censées y préparer et y conduire n’ont, à première vue, aucun rapport avec cette conclusion. À moins de rapprocher C3 de C2, dans ce cas, comme on a supposé que C2 pourrait être le pdv du philosophe bien-pensant Camus, C3 pourrait l’être tout autant, ou d’interpréter “est conscient” comme un sentiment dont découlerait une attitude de “mépris”. Hypothèse peu probable ou pure extrapolation ? Peut-être.

(4) et (5) sont différents du point de vue de la construction, enthymématique en (4), syllogistique en (5); le premier ne comporte qu’un seul argument, le second en contient deux (ARG. 1. est justificatif, ARG. 2 est explicatif de ARG. 1).

Avec (6), on retrouve l’enchaînement syllogistique complet: P donc C. Et nous verrons plus loin que le retour à ce schéma n’est pas fortuit, dans le sens où cela pourrait constituer une conclusion finale à tout le texte et la position définitive de l’orateur. Encore plus : une espèce de cheminement de la pensée conduit de C2 à C3, C5 pour aboutir finalement à C6.

Reste que ces énoncés notés de (1) à (6) tout en étant différents sont à rapprocher parfois ; ainsi, la première proposition de (1), (2), (5), (6) est générique, celle de (3) et (4) est spécifique.

Cet enchaînement argumentatif signalé supra qui s’effectue de P vers C nous renseigne sur le type de raisonnement: dans le cas présent, s’agissant d’enthymèmes et de syllogismes, le raisonnement est progressif, déductif. Des prémisses posées conduisent vers une conclusion explicite ou implicite. Et nous pouvons avancer que le choix de cette démarche, cette préférence au détriment du raisonnement inductif n’est pas le fruit du hasard. Ce mouvement étant le plus courant relève de ce qui est partagé, ce qui est admis par une communauté, ce qui est à l’abri de la contestation, ce qui a toutes les chances de convaincre et qui permettra à son auteur de persuader. Un exemple qui permet de généraliser et d’établir une règle est plus contestable.

4.3. Types d’arguments

Dans une argumentation “solide” qui prétend à l’efficacité, la nature des arguments et leur disposition sont importants. Si on reprend les énoncés de (1) à (6), on relève une majorité d’arguments rationnels qui se rattachent au logos. La référence à Homère dans (1) relève du savoir partagé, l’invocation de la tradition est la prise en compte de la doxa. Dans le cas présent, Homère représente un argument ad vericundiam et la stratégie (parce que c’en est une) consiste à faire “appel à l’argument d’autorité ou au respect que l’on éprouve pour une personne importante pour faire endosser un argument” (Amossy, 2000, p. 127). L’autorité invoquée et citée en renfort (même indirectement) sert de fondement et de garant de la validité des propos du locuteur. Comme le pensent Charaudeau et Maingueneau (2002, p. 86): “L’autorité citée fonctionne en appui du discours tenu par un locuteur L1, vis-à-vis de son interlocuteur L2, un dire ou une façon de faire en les référant à une source tenue pour légitimante”. Encore faut-il que l’autorité citée fasse l’objet d’un consensus entre L1 et L2. Car, qu’est-ce qui empêche de penser que l’invocation de l’autorité ne soit pas un “appel à la connivence” ? (Anscombre et al., 2012, p. 245).

De même, comme le pense Amossy (2000, p. 89), “c’est toujours dans un espace d’opinions et de croyances collectives qu’il [l’orateur] tente de résoudre un différend ou de consolider un point de vue”. D’un autre côté, selon la rhétorique d’Aristote, le logos se fonde aussi sur l’analogie et l’exemple (Amossy, 2000, p. 133), c’est le cas de l’argument ARG. 2 de (3). Reste une question à poser : les arguments de (1) relèvent-ils du calcul et de la manipulation ? (Stratégie qui n’est pas à exclure généralement dans le cas d’une argumentation qui table sur la doxa). Le moins que l’on puisse dire, c’est que, en ce qui concerne Camus, avancer ce type d’arguments (d’autorité ou doxique) n’est pas fortuit.

En considérant le cas de (3), on identifie un autre type d’arguments qui relèvent du pathos. ARG. 1 prend la forme d’une interrogation oratoire (ou rhétorique) qui ne nécessite pas de réponse. Deux remarques sont à faire: d’abord, le pathos sollicite l’auditeur, ensuite, il est indissociable du logos, selon Aristote. Amossy (2000, p. 164), commentant Christian Plantin (1996), affirme que “la persuasion complète est obtenue par la conjonction de trois ‘opérations discursives’: le discours doit enseigner, plaire, toucher (docere, delectare, movere): car la voie intellectuelle ne suffit pas à déclencher l’action”. Deux actions recourent à ces deux voies, celle de l’esprit et du cœur, du logos et du pathos : convaincre et persuader.

Enfin, il faut signaler les dimensions et portées des quatre conclusions: C2: est axiologique (avec l’expression d’un jugement de valeur, soit “Crime et châtiment”), et peut même être doxique (dans la mesure où elle relèverait des opinions communes, ‘les passions’ et ce qu’elles coûtent); C3: tout en étant personnelle (sur le fond), peut être partagée par une communauté d’athées et elle serait doxique dans ce cas, et pourquoi pas gnomique? (par sa forme impersonnelle, elle a un caractère de sentence); C5: est gnomique et déontique (par le fond et la forme); C6: est déontique, à valeur de recommandation. Globalement, ces conclusions portent la marque du moralisateur et maître à penser Camus.

4.4. Éléments de linguistique au service de l’argumentation

Pour reprendre Amossy (2000, p. 144), posons que “la sélection d’un mot n’est jamais dénuée de poids argumentatif, même si elle n’a pas fait l’objet d’un calcul préalable, et même si au premier abord ce mot semble ordinaire et passe inaperçu”. Non seulement, le choix lexical peut avoir une valeur axiologique, mais il peut aussi définir une position (idéologique ou politique). Nous abondons dans le sens de Amossy en ce qui concerne le poids argumentatif du choix des mots, mais nous ne croyons pas à l’innocence du langage. En effet, si l’orateur, Camus en l’occurrence, choisit ses mots, c’est en connaissance de cause, il est conscient de leur poids argumentatif, il a forcément une intention communicative et une visée non dénuée de calcul.

4.4.1. Le dit

Appliquée aux énoncés de (1) à (6), la théorie des champs sémantiques, la “Begriffsfeld”, “empruntée à J. Trier” (Greimas et Courtés, 1979, p. 3), peut nous aider à constituer un corpus lexical de nature à définir la position d’un homme face à la volonté divine (celle de Camus ?); un premier relevé nous permet d’identifier un champ conceptuel comprenant les lexèmes “les dieux”, “destin”, “les idoles”. Parallèlement, nous pouvons reconnaître un autre champ notionnel constitué par les unités “punition”, “passions”, “tourment”, “mépris (des dieux)”, “haine (de la mort)”, “peine”, “conscient”, “tragique”, “douleur”, “ absurde”, “héros”. Les mots se rapportant au premier champ sont “neutres”, ceux qui relèvent du deuxième champ par contre sont fortement marqués (négativement et positivement). Et ce n’est point un hasard, dans la mesure où on peut en dégager deux images: celle d’une force transcendante, écrasante (celle des dieux) à laquelle s’oppose et résiste (avec bravoure) une force immanente (celle de l’homme), qui illustrerait la position philosophique de l’orateur Camus.

4.4.2. Le non-dit

Nous avons identifié infra les énoncés (1), (4) en tant qu’enthymèmes. Deux de leurs propositions (la prémisse mineure et majeure) sont explicitées, la conclusion est de ce fait à inférer, et ce n’est pas étonnant, car comme l’affirme R. Amossy (2000, p. 159), “une partie de l’argumentation repose sur l’implicite”. Reprenons les énoncés concernés pour compléter les enthymèmes :

(1) P + (ARG. 1, ARG. 2, ARG. 3, ARG. 4) “donc” C1 = Sisyphe mérite ce châtiment divin de l’action “éternellement recommencée”.

(4) P + (ARG.) “donc” C4 = le destin (quel qu’il soit) est à affronter avec le sourire, dans la bonne humeur. Nul destin ne peut abattre un homme.

Une question se pose d’emblée : pourquoi C1 et C4 sont-elles absentes, pourquoi relèvent-elles de l’implicite? C’est que, comme le pense Amossy (2000, p. 151), l’implicite “contribue à la force de l’argumentation dans la mesure où il engage l’allocutaire à compléter les éléments manquants, [en ce sens qu’il] renforce l’argumentation en présentant sous forme indirecte et voilée les croyances et opinions qui en constituent les prémisses incontestées”. Le choix du raisonnement enthymématique relèverait-il du calcul? Rien n’interdit donc de le penser. Voire, le choix de l’implicite relèverait de la stratégie, et comme le signale Ducrot (1972, p. 12), il s’agit de “savoircomment dire quelque chose sans accepter pour autant la responsabilité de l’avoir dit [responsabilité qu’endosserait le seul allocutaire], ce qui revient à bénéficier à la fois de l’efficacité de la parole et de l’innocence du silence”. D’un point de vue strictement pragmatique, toutes les considérations (délestées de leur poids moral et philosophique qui relève de l’analyse littéraire), faisant état de calcul, de stratégie et éventuellement de manipulation de la part du sujet parlant Camus, sont défendables. Car, il faut revenir à l’objectif premier que se fixe l’argumentateur : convaincre et persuader. Pourquoi, dans ce cas, la fin ne justifierait-elle pas les moyens?

4.4.3. Les connecteurs

Pour définir les connecteurs, R. Amossy (2000, p. 159) souligne: “Les connecteurs touchent directement à l’analyse argumentative en ce qu’ils ajoutent à leur fonction de liaison une fonction de mise en relation argumentative”. Compte tenu de cette deuxième fonction, on parlera de connecteurs argumentatifs et de connecteurs contre-argumentatifs. Ducrot (1980) et d’autres pragmaticiens tels que Jacques Moeschler (2002) s’interrogeront sur le rôle, le fonctionnement, le comportement de ces “Mots du discours” et leur poids dans une argumentation.

Pour la clarté de l’analyse, nous distinguerons la valeur syntaxique, du fonctionnement pragmatique. Soit:

Dans ARG. 1 de (1), ET est un coordonnant à valeur syntaxique additive.

Dans ARG. 2 de (1) CEPENDANT est une expression adversative, équivalente plus ou moins à POURTANT. Son fonctionnement s’explique dans l’opposition de deux propositions, “Sisyphe était le plus sage des mortels.” (ARG. 1) “CEPENDANT il inclinait au métier de brigand.” (ARG.2). CEPENDANT pose une relation d’inférence, en ce sens qu’il permet de construire une implication : “Sisyphe était le plus sages des mortels” permet d’inférer Il n’inclinait pas au métier de brigand.

Dans ARG. 3 de (1), AUSSI est un adverbe à valeur syntaxique comparative.

Dans ARG. 4 de (1), ENCORE est un adverbe à valeur syntaxique de supplément, d’additif (avec effet d’accumulation).

Et c’est la succession de ces deux outils qui donne aux propositions le poids d’arguments étayant au service de l’argument étayé en gras.

Dans (3), SI…C’EST QUE, qu’on pourrait reformuler en SI…C’EST PARCE QUE, est une formule emphatique, sans emphase, “‘parce que’ suppose un acte d’énonciation unique” (Maingueneau, 1997, p. 70), cela tient à la nature de P (phrase) constituée de deux propositions enchâssées, dont la deuxième dépend de la première. Seule la première est connue de l’allocutaire, QUE (PARCE QUE) a un fonctionnement explicatif, répondant à la question “pourquoi”. Pour vérifier ce “comportement” argumentatif, il suffit de supprimer la marque de l’emphase, ce qui donne : ce mythe est tragique, PARCE QUE son héros est conscient.

Dans ARG. 1 de (3), EN EFFET est explicatif de (3): il le confirme, l’appuie et représente son poids argumentatif. Il fonctionne comme un renforçateur de discours et garantit la validité de (3).

Dans ARG. 2 de (3) MAIS est un connecteur pragmatique réfutatif et rectificatif. Il est à mettre en rapport avec la première proposition de (3) Si ce mythe est tragique…Il s’inscrit en faux, si l’on peut dire contre cette affirmation. Comme le souligne Maingueneau (1997, p. 57), le MAIS réfutatif “suppose la mise en scène dans un mouvement énonciatif unique d’une sorte de dialogue qui associe négation et rectification. Ici [E]7 réfute son propre énoncé, mais le plus souvent ce connecteur permet de réfuter l’énoncé d’un autre locuteur”. Jean-Michel Adam (1990, p. 196) ajoute une précision: “Le MAIS réfutatif articule deux arguments anti-orientés et surtout, il introduit un conflit de parole”.

En clair, il y a un effet dialogique ou polyphonique : la proposition P Si ce mythe est tragique est orientée vers une proposition : l’homme est impuissant (il est écrasé par une force supérieure). P, réfutée par la négation, par une NON-P introduite par MAIS est orientée vers une autre proposition Q: l’homme est puissant, soit: il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. “En posant Q comme une proposition VRAIE-VALIDE (qu’il prend en charge, donc), le locuteur dénonce la NON-VALIDITÉ de P” (Adam, 1990, p. 196). On aura remarqué que P a une orientation argumentative négative et que NON-P a une orientation argumentative positive.

Il serait intéressant de s’arrêter momentanément sur l’itération de ET dans d’autres énoncés que celui de ARG. 1 :

Dans ARG. 2. de (3), les remarques faites pour ARG. 1 de (1) valent pour celui-ci.

Dans ARG. de (4), ET est oppositif, il fonctionne comme un outil de concession, il assure la liaison de deux arguments anti-orientés, soit ARG. 1. Sisyphe revenant vers son rocher “donc” C: Il est malheureux; ARG. 2. La douleur était au début “donc” C: Il est heureux.

Dans C5 de (5), ET fonctionne comme un outil introduisant une conséquence au sens de “c’est pourquoi” ou “par conséquent”. Sachant que ARG. 1. Il n’y a pas de soleil sans ombre est gnomique, ARG. 2. Il faut connaître la nuit introduit par ET est un déontique rendu acceptable, comme coulant de source.

Dans ARG. 1. de (2), “autant (par)…que (par)”est un outil de liaison comparative.

Au terme de ces réflexions sur le rôle des connecteurs dans l’argumentation du Mythe, des remarques sont à faire et des questions à se poser. Si, à la suite de Corinne Rossari (2000, p. 42), on reconnaît “l’apport des connecteurs”, en tant que “spécificateurs de relations de cohérence”, comment se fait-il que dans le cas des syllogismes relevés en (2), (3), (5) et (6), le connecteur conclusif DONC, ayant la fonction “traditionnelle” d’introduire la conclusion, soit manquant? Les relations discursives peuvent-elles être spécifiées sans connecteurs? Ces marques de connexion perdent-elles tout intérêt, au point qu’on puisse s’en passer ?

À ce sujet, deux points de vue conceptuels s’opposent: celui de Jacques Moeschler (2002, p. 2) qui considère qu’“un connecteur pragmatique […] impose de tirer de la connexion discursive des conclusions qui ne seraient pas tirées en leur absence” (p. 2) et celui de C. Rossari (2000, p. 26) qui affirme ce qui suit: “[…] le sens des relations de discours peut-être appréhendé indépendamment des marques qui sont susceptibles de les qualifier.”Ainsi, “les connecteurs pragmatiques sont conçus comme des traces qui manifestent l’existence de ces relations”, ils en sont les “révélateurs” (p. 26) et la marque explicite. Pour revenir aux cas des syllogismes relevés supra dans l’argumentation du Mythe, le connecteur conclusif DONC manquant pourrait être ajouté sans rendre le raisonnement défectueux, son introduction ne ferait qu’expliciter une relation discursive existante implicitement entre les propositions (ce qui s’applique, notamment aux enthymèmes), mais il faut signaler, comme le pense C. Rossari (2000, p. 42) que “la relation marquée ne peut être considérée comme l’équivalent ‘explicite‘ de la relation non marquée”.

5. Limites de l’argumentation et dépassement de la théorie

Bien des facteurs sont à prendre en considération pour qu’une argumentation soit couronnée de succès.

  1. 1. L’ethos oratoire, nous l’avons défini supra, est important, parce que quiconque ne peut pas s’ériger orateur, ni espérer être écouté, ni encore moins influencer un auditeur, au point de le convaincre et le persuader. Sur la base de son ethos préalable, l’argumentateur du Mythe peut jouir d’une crédibilité et bénéficier d’un crédit de confiance. Cet ethos pré-discursif doit être ‘confirmé’ par une prestation oratoire qui permettra à l’auditeur de construire l’ethos discursif du locuteur. Et vérifier si l’image discursive est conforme à l’image préalable.
  2. 2. Le discours doit être adapté à l’auditoire. R. Amossy (2000, p. 38), citant Grize (1990), précise en quoi consiste cette adaptation : “pour tenir un discours sur un thème donné, on doit aussi avoir ou se faire une représentation de celui à qui on s’adresse, et se figurer la façon dont il perçoit et comprend le sujet traité”.
  3. 3. A travers le discours du locuteur, l’interlocuteur doit pouvoir percevoir la compétence linguistique, rhétorique et encyclopédique du premier. Nous avons montré supra que cette compétence est illustrée par la construction du raisonnement, le choix des arguments, les choix lexicaux, la sollicitation de l’allocutaire par la voie de l’indirection ou le recours à l’implicite. Si comme le souligne Z. Chaouch (2012, pp. 209-210), “tout essayiste et Camus peut-être plus qu’un autre […] a une visée: par son écriture il accomplit des actes (prise de position, révolte, investissement, engagement) et cherche à en faire accomplir d’autres”(pp. 209-210), ces felicities, énumérées supra de 1 à 3, ces conditions de réussite (dont la condition d’autorité que Camus remplit sur la base de son ethos préalable) suffisent-elles pour que l’acte d’argumenter soit performatif, c’est-à-dire pour que l’orateur accomplisse les actes de convaincre et de persuader?

Dans l’absolu, elles peuvent contribuer à leur réalisation, mais elles ne sont pas suffisantes. Dans les énoncés du corpus figurant supra, notés de (1) à (6), qu’ils prennent la forme d’enthymèmes ou de syllogismes, nous avons vu que le raisonnement s’effectue selon un enchaînement qui conduit de P à C, et la relation discursive peut être explicitée au moyen de DONC, ce qui donne le schéma P donc C. Toutefois, cet enchaînement n’est pas automatique, car, comme le souligne Ducrot (2004, p. 10) en ces termes: “D’une façon générale, si une proposition A contient dans sa signification la possibilité de lui enchaîner ‘donc C’, elle contient aussi la possibilité ‘pourtant non C’”. Et ce n’est point contestable, si on inscrit le discours dans une perspective dialogique, celle de la bi-vocalité discursive. Dans Marxisme et philosophie du langage, Volochinov (1977), qui fait partie du Cercle de Bakhtine, affirme ceci:

L’acte de parole sous forme de livre est toujours orienté en fonction des prises de parole antérieures, tant celle de l’auteur lui-même que celle d’autres auteurs (…) il [le discours écrit] répond à quelque chose, il réfute, il confirme, il anticipe sur les réponses objectives potentielles, cherche un soutien. (Volochinov, 1977, p. 136)

C’est le cas du Mythe qui répond à une parole antérieure, celle d’Homère par exemple, et on peut considérer qu’il est sous-tendu par une intention communicative, le discours n’est donc pas gratuit. En soi, il constitue une contre-parole, on aura remarqué l’effet de distanciation et de dissociation énonciative à travers les expressions “si l’on encroit Homère”, “Selon une autre tradition”. Si on reconnaît le statut du Mythe en tant que contre-parole, on ne peut pas exclure la possibilité de la production d’une contre-argumentation ultérieure réfutative.

Revenons sur les felicities évoquées plus haut. Supposons que la crédibilité du locuteur Camus soit assurée, que son crédit de confiance soit garanti, qu’en est-il de l’interlocuteur auquel son discours est adressé? Il y a lieu de se poser des questions sur la compétence de ce dernier, sur son savoir encyclopédique, sur ses convictions. N’oublions pas que tout argumentateur cherche à faire croire un savoir qui n’est pas nécessairement partagé. Jean-Blaise Grize (2002) soumet l’approbation du destinataire, appelé B, à trois conditions:

  1. 1. “B doit admettre ce qui lui est proposé”, c’est-à-dire “être convaincu” de ce qui lui est montré sans être capable de “produire un contre-discours” (p. 9) contestant la validité de la proposition.
  2. 2. “Être en état de comprendre ce qui lui est proposé” (p. 9). Mais, comme le précise Grize, la deuxième condition est préalable. C’est une question de compétence.
  3. 3. “Enfin B doit être séduit.” (p. 9)

Pour revenir au cas du Mythe, et pour le dire autrement, les conditions 1. et 3. peuvent être remplies (encore faut-il que le destinataire partage la même idéologie que l’argumentateur), mais elles dépendent de la condition 2.

D’un autre côté, si on admet que dans l’argumentation du Mythe, il puisse y avoir une part de calcul et une “intention” (non avouée) de manipuler le lecteur, et on ne peut admettre cette hypothèse que d’un point de vue strictement pragmatique, selon lequel Le Mythe ne serait qu’un corpus parmi tant d’autres et que son auteur ne serait qu’un sujet parlant, non la sommité littéraire qu’il est. Et ce, sur la base de la non-innocence du langage.

Nous avons défini supra le nom d’Homère dans ARG. 1 et 3. de (1) en tant qu’argument d’autorité et le but (non avouable), comme le souligne R. Amossy (2000, p. 127) supra, est “de faire endosser un argument”, donc de ne pas assumer la responsabilité de sa production. D’un autre côté, comme l’affirme Renaud Cazalbou (2012, p. 251) “la manœuvre a pour effet de rendre l’argument indiscutable”, dans ce cas, on ne peut écarter l’hypothèse du calcul et de la manipulation. Or le choix de l’autorité est une arme à double tranchant, car “le statut de l’autorité ne peut venir que d’un consensus; ce que le locuteur pose comme autorité doit être regardé de la sorte par le destinataire, faute de quoi, l’argumentation disparaît” (Cazalbou, 2012, p. 252). Enfin, si on n’est pas responsable de la citation d’autorité, on n’en est pas moins responsable de son énonciation.

6. Conclusion

Dans le présent article, notre propos touchait uniquement à l’écriture essayistique. Nous nous sommes focalisés sur l’articulation du discours argumentatif dans Le Mythe de Sisyphe d’A. Camus. Nous avons tenté de répondre à des questions se rapportant au mouvement argumentatif, aux moyens mis en œuvre par l’argumentateur, explicités par les outils linguistiques (du lexique aux connecteurs), par le choix des arguments, par le schéma argumentatif (entre enthymèmes et syllogismes), ou par le contenu implicite de certaines propositions. Nous nous sommes posé la question de la finalité d’une telle argumentation, de sa possibilité d’aboutir, et qui, à certains moments, n’était pas dénuée de calcul. Et si on admet cette dernière thèse, l’image de l’argumentateur s’en trouverait affectée, sa crédibilité remise en cause. Nous avons montré à la fin que toute argumentation, y compris celle-ci, malgré l’aura de l’auteur, avait des limites et ne pouvait s’articuler sans se soumettre à certaines conditions.

Curieusement (et peut-être était-ce voulu depuis le départ), toute cette argumentation devait aboutir à C6: il faut imaginer Sisyphe heureux. Si on compare les quatre conclusions, on s’aperçoit que C2, C3, C5 constituent une orientation argumentative négative des arguments qui les précèdent, seule C6 représente une orientation argumentative positive, non seulement de ses propositions précédentes, mais également de tout le texte. Cette note optimiste serait dans ce cas l’illustration d’une position philosophique, celle de l’auteur Camus.

Références

Adam, J.-M. (1990). Éléments de linguistique textuelle. Liège : Mardaga.

Anscombre, J.-C., Rodríguez Somolinos, A & Gómez-Jordana Ferary, S. (Eds.). (2012). Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l’argument d’autorité. Lyon : ENS.

Amossy, R. (2000). L’argumentation dans le discours. Paris : Nathan.

Aristote, (1991). Rhétorique (Trad. Fr. : C.E. Ruelle). Paris : Le Livre de poche.

Bakhtine, M. (1977). Le Marxisme et la philosophie du langage. Paris : Minuit.

Benveniste, E. (1974). Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard. (1995, Tunis : Cérès Éditions).

Camus, A. (1965). Le Mythe de Sisyphe. Dans Essais (pp. 193-198). Paris : Gallimard.

Cazalbou, R. (2012). De la citation à l’autorité : liberté et contrainte dans le discours argumentatif. Dans J.-C. Anscombre, A. Rodríguez Somolinos & S. Gómez-Jordana Ferary (Eds.), Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l’argument d’autorité (pp. 241-252) Lyon : ENS Éditions.

Chaouch, Z. (2012). L’écriture de l’essai chez Camus. Tunis: Publications de l’Université de Sousse.

Charaudeau, P. & Maingueneau, D. (2002). Dictionnaire d’analyse du discours. Paris : Seuil.

Danblon, E. (2005). La fonction persuasive. Paris : Colin.

Ducrot, O. (1972). Dire et ne pas dire. Paris : Minuit.

Ducrot, O. (1980). Les Mots du discours. Paris : Minuit.

Ducrot, O. (2004). Argumentation rhétorique et argumentation linguistique. Paris : Presses Sorbonne-Nouvelle.

Fournet-Perot, S. (2005). Le processus argumentatif révélé par le proverbe. Travaux de Linguistique : Revue Internationale de Linguistique Française, 51, 37-54. DOI 10.3917/tl.051.0037

Greimas, A. J. & Courtés J. (1979). Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Paris : Hachette Université.

Grize, J.-B. (1990). Logique et langage. Paris : Ophrys.

Grize, J.-B. (2002). Les deux faces de l’argumentation : l’inférence et la déduction. Dans L’argumentation : Preuve et persuasion [en ligne], 13-27. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.19686.

Kerbrat-Orecchioni, C. (1986). L’Implicite. Paris : Colin.

Maingueneau, D. (1993). Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société. Paris : Dunod.

Maingueneau, D. (1997). Pragmatique pour le discours littéraire. Paris : Dunod.

Moeschler, J. (2002). Connecteurs, encodage conceptuel et encodage procédural. Dans Nouveaux regards sur les mots (article 10) = Cahiers de linguistique (24). Genève : Université de Genève.

Plantin, Ch. (1996). L’argumentation. Paris : Seuil.

Rossari, C. (2000). Connecteurs et relations de discours : des liens entre cognition et signification. Nancy : Presses Universitaires de Nancy.

Tabet, E. (2003). Convaincre, persuader, argumenter. Paris : Presses Universitaires de France.

Ylmaz, A. (2017). Les Mythologies chez Albert Camus : volonté et singularité duelle. Journal of Social Sciences Institute, 29, 7-16. DOİ: 10.5505

Notes

1 Acknowledgements and Fund : Princess Nourah bint Abdulrahman University Researchers Supporting Project number (PNURSP2022R272), Princess Nourah bint Abdulrahman University, Saudi Arabia.
2 Pour des raisons d’ordre pratique, nous adopterons cette abréviation du titre.
3 Les mots soulignés le sont dans le texte.
4 Souligné dans le texte.
5 Soit le chiffre entre parenthèses suivi de P = énoncé ou point de vue à défendre, ARG = énoncé étayant ou argument, C = conclusion.
6 Souligné dans le texte.
7 L’Enonciateur. Entre crochets dans le texte.

Recepción: 13 Julio 2022

Aprobación: 29 Julio 2022

Publicación: 01 Agosto 2022

ediciones_fahce
Ediciones de la FaHCE utiliza Marcalyc Sistema de Marcación, herramienta desarrollada con tecnología XML-JATS4R por Redalyc
Proyecto académico sin fines de lucro desarrollado bajo la iniciativa Open Access